Aérien : Royal Air Maroc à la veille d’un big bang stratégique


La compagnie va présenter un plan pour faire jeu égal avec les géants Ethiopian Airlines et Turkish Airlines. Mais l'État lui donnera-t-il les moyens de ses ambitions ?

Succès ou demi-succès ? Recevant JA au début de janvier dans un palace parisien à l’occasion d’une visite faite à ses équipes dans la capitale française, Abdelhamid Addou, le PDG de Royal Air Maroc (RAM) depuis 2016, ne sait pas si son verre est à moitié vide ou à moitié plein.

Il se réjouit tout d’abord des performances de l’année écoulée. « Avec une progression du nombre de passagers transportés passé de 6,7 à 7,3 millions entre 2016 et 2017, nous avons tiré notre épingle du jeu puisque notre trafic a connu une croissance de plus de 9 %, suivant la même trajectoire qu’en 2016 », souligne-t-il. En homme prudent et discret, il ne lève néanmoins aucun coin du voile concernant les résultats financiers qui seront annoncés en mars prochain. Tout juste évoque-t-il des chiffres très encourageants, « bien qu’en léger repli par rapport à l’année dernière » ­ [14,4 milliards de dirhams (1,35 milliard d’euros environ) en 2016, résultat net de 231 millions de dirhams]. « Quand vous augmentez vos capacités, cela a un coût, et le résultat en pâtit », justifie-t-il.

Une année 2017 « un peu compliquée »

Car, si la grande dame du ciel marocain, qui soufflera ses 60 bougies en 2018, affiche globalement des indicateurs de bonne santé, bien loin de la situation de 2011, qui l’avait vue échapper de peu à la banqueroute, Abdelhamid Addou finit tout de même par le confesser : « 2017 fut une année un peu compliquée. » En cause : « des charges opérationnelles qui ont progressé, avec un baril ayant augmenté de près de 25 % sur l’année, passant de 35 à plus de 60 dollars [50 euros environ] ».

Mais, plus de dix ans après l’adoption de l’open Sky par le Maroc (accord de libéralisation signé avec l’Union européenne), c’est surtout l’agressive concurrence des compagnies à bas coûts comme Ryanair, EasyJet, Transavia ou Vueling, et de leurs billets à moins de 100 euros, sur lesquels elle ne peut pas s’aligner, qui continue de grever les résultats de la compagnie publique.
"L’argent qui a été investi par l’État dans le redressement de la compagnie aurait pu être injecté au bénéfice de son développement, de l’achat d’avions, commente un haut dirigeant marocain"
« Ce fut une année de reprise pour nos concurrentes low cost, qui ont investi massivement le ciel marocain en y augmentant leurs capacités en sièges et les fréquences, nous attaquant frontalement », poursuit, un peu amer, ce quadragénaire au passé d’ancien directeur général de l’Office national marocain du tourisme (ONMT).

33 dessertes au sud du Sahara aujorud’hui, contre 7 en 2004

Certaines de ces low-cost ont ainsi développé leurs dessertes depuis les villes de province françaises et renforcé, comme Ryanair et Air Arabia, leurs bases à Marrakech, à Agadir ou à Fès. Une stratégie alignée sur la volonté du royaume de doper son secteur touristique, mais qui a, in fine, complètement livré la compagnie publique à elle-même. Laquelle souffre toujours de cette libéralisation décidée en 2007, qui s’est faite sans accompagnement préparatoire de l’État.

« La RAM a perdu beaucoup de temps. L’argent qui a été investi par l’État dans le redressement de la compagnie aurait pu être injecté au bénéfice de son développement, de l’achat d’avions », commente un haut dirigeant marocain.

Restructurée, l’entreprise avait pourtant réussi sa mue, entamée depuis 2011 : de compagnie opérant surtout de point à point entre l’Europe et le Maroc, elle est devenue une compagnie qui collecte du trafic sur son hub de Casablanca. Son virage vers l’Afrique lui avait permis de renouer avec les bénéfices et de ne pas disparaître.

Elle assure ainsi aujourd’hui 33 dessertes au sud du Sahara contre seulement 7 en 2004 – ce qui représente un tiers de son trafic total – et bénéficie d’indicateurs de coût par heure de vol intéressants par rapport à la moyenne du secteur.

Un plan global sur dix ans

« Sa flotte très homogène et sa position géographique lui permettent d’augmenter sa productivité et de baisser ses coûts de production plus facilement que d’autres compagnies qui utilisent de plus petits appareils pour remplir leurs long-courriers. En outre, ses appareils volent plus de dix heures par jour, contre sept à huit heures chez les concurrents », analyse Didier Bréchemier, expert en transport aérien au sein du cabinet Roland Berger. Pas suffisant cependant pour s’assurer un avenir sans nuages dans cet univers ultra-compétitif.

« Jusqu’ici, la RAM a dû casser ses prix, donc détruire de la valeur, pour sauvegarder ses parts de marché ; il lui faut désormais en créer », juge un professionnel du secteur. C’est donc un vrai big bang stratégique que prépare la compagnie d’Abdelhamid Addou. Un plan global sur dix ans (mis en œuvre par paliers de deux ans), financé soit par un investissement de l’État via une augmentation de capital, soit par un endettement ou par une prise de participation d’un nouvel actionnaire, attend actuellement la validation des ministères des Finances et des Transports.

Il devrait être officialisé dans quelques semaines et promet une révision complète de la stratégie en matière de fret, de maintenance, de formation des pilotes, avec une possible réouverture de la Royal Air Maroc Academy, et bien sûr une offre commerciale complètement redimensionnée.

« Pour faire face à la concurrence, lisser l’impact des augmentations de charges, et avoir une taille critique qui permette de stabiliser les coûts à l’heure de vol, il nous faut beaucoup plus d’avions, de dessertes, de volume, de trafic… », argue le PDG.

De la compagnie régionale au transporteur global

Objectif pour le transporteur revendiquant le plus de dessertes européennes connectées à l’Afrique et qui prétend désormais à la deuxième place sur le continent derrière le géant Ethiopian Airlines : « passer d’une dimension de compagnie régionale qui relie l’Europe à l’Afrique de l’Ouest au rang de transporteur global qui couvrira, depuis son hub de Casablanca, le plus de destinations long-courriers. »

Royal Air Maroc a déjà identifié ses cibles : « Il s’agira de décupler le nombre de connexions sur un certain nombre de marchés qui ne sont pas aujourd’hui couverts. On reliera davantage le Maroc et l’Afrique au Moyen-Orient, à l’Amérique du Nord (où vivent d’importantes communautés marocaines), à l’Amérique du Sud, l’Europe du Nord et l’Europe de l’Est. »

Il prévient en revanche qu’il ne viendra pas disputer à Ethiopian le marché asiatique. Il entend par exemple rapprocher les diasporas africaines de leur pays d’origine. Le PDG voudrait ainsi reproduire à l’envi l’exemple de sa ligne entre Casablanca et Manchester (où réside une grande communauté nigériane), ouverte il y a un an et « qui a pu dégager un flux assez intéressant de passagers entre Lagos et Manchester via Casablanca », rapporte-t-il.

Éviter la concurrence frontale avec les low-cost

En continuant à parier sur un produit de hub (qui s’oppose dans l’aérien au point à point), la « Royal » s’ouvre une exclusivité sur certains marchés, dégage de nouvelles niches et s’évite ainsi toute concurrence frontale avec des low-cost.

Une stratégie payante, mais qui s’avère risquée à court terme selon les analystes. « Il y a un risque de renforcement de la concurrence entre l’Europe et l’Afrique avec l’arrivée prochaine de nouveaux appareils Boeing 737 Max et Airbus A321 Neo Long Range avec des coûts au siège plus faibles. Air France comme les low-cost pourront donc se lancer sur des Toulouse-Bamako et ainsi retirer au hub de Casablanca un peu de sa pertinence », estime Didier Bréchemier.

Autres points soulevés par ce spécialiste : « Pour créer un hub puissant, il faut un aéroport puissant, pour s’occuper rapidement des passagers et de leurs bagages, ce qui peut actuellement être amélioré à Casablanca. Aussi faut-il que le Maroc poursuive son développement économique pour que le hub de Casablanca puisse continuer de renforcer le volume de passagers qui s’arrêtent au Maroc. Le tourisme est sensible au moindre choc. Comment réussir une stratégie avec un marché naturel plus limité que celui des grands hubs mondiaux sans avoir la puissance économique et politique de Dubaï, Singapour ou Hong Kong ? », s’interroge-t-il.

Turkish Airlines et Ethiopian Airlines en modèles

Pour augmenter l’attractivité du royaume, la RAM cherchera « à mieux couvrir les régions marocaines via un maillage étoffé de liaisons domestiques, et à stimuler davantage le tourisme national en attirant de nouveaux touristes long-courriers, américains, canadiens, brésiliens, argentins, mais aussi scandinaves, russes, ukrainiens, hongrois, qui représentent un potentiel important actuellement peu développé en comparaison avec l’Europe de l’Ouest », esquisse Abdelhamid Addou.

Pour atteindre la taille de Turkish Airlines et d’Ethiopian Airlines, que son PDG érige en modèles, Royal Air Maroc, qui a passé commande de quatre Boeing 787 Dreamliner en décembre, devra aussi beaucoup investir pour accroître sa flotte, aujourd’hui composée de 55 appareils.

De taille comparable à la RAM dans les années 2000, Ethiopian Airlines et Turkish Airlines l’ont depuis largement distancée. Sa rivale éthiopienne possède 95 appareils et vise les 140 d’ici à 2025. Quant à Turkish Airlines, elle exploite plus de 300 avions. Avec d’aussi fortes ambitions, le plan répond, pour Didier Bréchemier, « à une logique de puissance dans un secteur aérien mondial où s’effectue actuellement une concentration de plus en plus prononcée entre compagnies puissantes ».

En retrait dans les stratégies d’alliance

C’est l’exemple des joint-ventures et alliances nouées dernièrement entre Air France, China Eastern, Virgin Atlantic et Delta Airlines, celles à l’œuvre dans International Airlines Group (IAG) entre British Airways, Iberia, Vueling, voire entre American Airlines et China Southern.

Des mouvements qui permettent à ces géants des airs des synergies, des économies d’échelle importantes et un enrichissement de l’offre commerciale, mais desquels la RAM reste aujourd’hui très en retrait. Ainsi la compagnie ne prévoit « rien de plus » avec son partenaire commercial Qatar Airways, dont elle connecte les passagers vers l’Afrique et qui connecte les siens jusque vers l’Australie.
"Ce sera un vrai challenge pour Royal Air Maroc de prendre une telle envergure sans partenaire stratégique"
« Cela sera un vrai challenge pour Royal Air Maroc de prendre une telle envergure sans partenaire stratégique. Aujourd’hui, les compagnies traditionnelles qui se sont alliées réussissent à battre les grandes compagnies du Golfe, qui ne se sont bâties qu’autour de leurs hubs. On a vu ce qu’il était advenu de Swissair ou d’Alitalia, qui ont voulu grandir très vite avec une stratégie de hub et sans partenaires », ajoute l’expert.

Sans soutien extérieur pour le moment, la compagnie, porte-étendard des grandes volontés royales de développement du royaume chérifien au sud du Sahara, devra donc s’en remettre à l’État, qui a été et qui continuera d’être le grand argentier de ses ambitions.

Le pavillon national face à la concurrence

Pour se trouver au rendez-vous de ses ambitions aériennes, le pays devra défendre son pavillon national face à la concurrence bien plus qu’il ne l’a fait jusqu’à présent.

« Aujourd’hui, les compagnies souveraines qui survivent dans un domaine concurrentiel sont celles qui bénéficient d’abord d’un fort soutien de l’État, qui sont maîtres sur leurs propres hubs comme Ethiopian Airlines à Addis-Abeba et Turkish Airlines à Istanbul, Emirates, Etihad, Singapore Airlines et Cathay Pacific… », rappelle un haut dirigeant marocain qui souffle : « Pour protéger de la concurrence Air France sur son hub de Roissy, la France peut par exemple reléguer une compagnie étrangère en lui offrant de mauvais créneaux à Orly, bien moins pratique et confortable que Roissy. »

Un traitement de faveur de la tutelle dont ne profite pas Royal Air Maroc dans sa compétition face aux low-cost, souffrant par exemple des horaires les plus mauvais sur ses propres aéroports. Il aura fallu un an de discussions avec l’Office national des aéroports (ONDA) pour que la RAM puisse s’installer dans le nouveau terminal de l’aéroport de Casablanca…

Fret et formation des pilotes, les autres axes du développement

À côté de sa stratégie de hub et de ses marchés de niche, la RAM est attendue au tournant dans le domaine du fret et de la formation des pilotes.

Il y a d’abord, le cargo, qui jusqu’ici, au regard d’un potentiel important, était relativement peu développé. En attendant d’autres appareils, la RAM recevra d’ici au mois de mars un Boeing 767 100 % cargo qui lui permettra de tripler ses capacités actuelles.

Le PDG de la RAM met également en avant la formation des pilotes. La compagnie pourrait rouvrir la Royal Air Maroc Academy, fermée depuis 2014, pour former des pilotes actuellement envoyés à l’École nationale d’aviation civile de Toulouse. « Une solution à court terme », explique le PDG. La RAM investira soit en propre soit en partenariat.

Par Rémi Daras - Source de l'article Jeune Afrique

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